Charly Crespe a exercé aux urgences psychiatriques des CHU de Montpellier et de Nîmes avant d’ouvrir son cabinet à Odysseum Montpellier où il exerce en tant que libéral. Le médecin psychiatre de 36 ans nous livre son éclairage sur un phénomène encore trop tabou.
InfOccitanie : Combien de personnes sont décédées par suicide dans le Gard en 2023 ?
Charly Crespe : les dernières données n’ont pas encore été publiées. En revanche, pour l’année 2021, 328 décès par suicide ont été recensés dans le Gard, 352 en 2020. Il est difficile de mesurer précisément le nombre de gestes suicidaires, notamment car certains ne passent pas par la ‘case hôpital’. Toutefois, un indicateur sur le taux d’hospitalisation pour tentative de suicide est mesuré « pour 10 000 assurés de santé ». En 2021, le Gard était à 9,6% pour 10 000 assurés, un peu au-dessus de l’indice Occitanie de 8,6% ou de l’Hérault de 6,5%. Concernant les décès par suicide, les chiffres sont pour la période de 2018-2020. Le taux d’hospitalisation pour tentative de suicide était alors de 12,9% pour 100 000 habitants dans le Gard, pour une moyenne régionale de 12,4%.
Pour quelles raisons passe-t-on à l’acte ?
La dimension de douleur est fondamentale. La souffrance peut conduire une personne à envisager le suicide afin que les sentiments de tristesse intense et de désespoir prennent fin. La souffrance psychique guide essentiellement les idées suicidaires. C’est d’ailleurs l’un des premiers enjeux de la prise en charge et de la lutte contre les gestes suicidaires, arriver à apaiser en urgence cette douleur morale.
Les personnes sur le point de commettre une tentative de suicide ont-elles leur capacité de discernement ?
Il existe une vraie altération des capacités cognitives dans une situation de détresse psychologique et physique. La personne perd beaucoup de sa capacité à raisonner. Un individu qui commet une tentative de suicide le fait parce qu’il estime que c’est ce geste qui lui permettra de mettre fin à ses jours.
Certaines tentatives de suicide peuvent-elles être apparentées à des appels à l’aide sans volonté de perdre la vie ?
Je n’aime pas le terme « d’appel à l’aide » car dans tous les cas, les conduites suicidaires, quelle que soit l’intentionnalité, révèlent une souffrance. C’est une exigence éthique et d’empathie que d’en tenir compte. Cependant, il existe en effet des personnes qui font des tentatives de suicide avec une plus forte envie de mobiliser, que de décéder. Ceci n’est jamais très clair et reste propre à chaque individu, les conduites suicidaires sont marquées par l’ambivalence. Au cours de ma carrière hospitalière en service d’urgences psychiatriques, j’ai rencontré tant de situations diverses à des niveaux différents : pensée suicidaire intense, comportement suicidaire, tentative, récidive… Le suicide est un phénomène grave, rare et complexe.
Des différences liées au genre existent-elles ?
Lorsque l’on se penche sur les tentatives de suicide, les dernières données révèlent qu’elles concernent 80% de femmes et 20% d’hommes. En revanche, 80% des personnes décédées par suicide sont des hommes, 20% des femmes.
Les tentatives de suicide sont-elles plus fréquentes chez les jeunes ou les personnes âgées ?
Nous savons que les personnes âgées de plus de 70 ans décèdent davantage du suicide. Il y a beaucoup moins de gestes non aboutis dans cette tranche d’âge, le taux de létalité est élevé. A contrario, les adolescents font beaucoup plus de tentatives de suicide, mais les décès sont moindres. Plusieurs explications sont envisageables, dont la santé plus robuste d’une jeune personne comparée à celle d’une personne âgée. Il faut être extrêmement prudent. Les données épidémiologiques nous donnent des repères mais n’impacteront pas la prise en charge. Chaque cas est unique.
Constate-t-on des différences en matière de tentatives de suicide entre les habitants des villes et de la ruralité ?
Les agriculteurs ont un plus fort taux de décès par suicide comparé à la population. Le phénomène est multifactoriel, les agriculteurs ayant par exemple un plus grand accès à des moyens létaux. Par ailleurs, il a été observé une prévalence des tentatives de suicide chez les agriculteurs à la tête d’une petite ou moyenne exploitation, sans diversification de leur activité.
Certaines actualités socio-économiques sont-elles des facteurs aggravants les idées suicidaires ?
Après la crise des subprimes de 2008, il a été observé une augmentation des conduites suicidaires par l’Observatoire national du suicide. Santé publique France a révélé une recrudescence des idées suicidaires en marge de l’épidémie du Covid chez les adolescents et les jeunes adultes. L’isolement peut être une explication, aussi bien réel que perçu. En effet, un individu peut se sentir isolé dans sa souffrance alors même qu’il est très bien entouré. En Angleterre, il a été prouvé que l’isolement social était un pourvoyeur de mortalité, presque autant que le tabac ou le cholestérol. En souffrance, l’individu a tendance à s’isoler pour ne pas être un poids pour les autres. D’où le renforcement des dispositifs « aller vers ».
L’alcool est-il un facteur aggravant ?
L’alcool est un vrai facteur de risque quant au développement des idées suicidaires. Il a un côté de désinhibition, encourageant ainsi le passage à l’acte au cours d’une dépression par exemple.
Avez-vous quelques exemples de facteurs protecteurs ?
Ne pas vivre seul, être marié ou se sentir appartenir à une communauté religieuse. Je précise que ce ne sont pas des protecteurs absolus. Un prête par exemple peut très bien être traversé par des idées suicidaires, voire décéder par suicide.
Comment l’entourage peut-il détecter des signes annonciateurs d’un tentative de suicide ?
La plupart du temps, l’entourage est souvent dans une position qui l’empêche de percevoir ces signes. Généralement, il y a un changement de situation qui doit nous amener à être vigilant et à encourager la personne à aller voir un professionnel. Je prends l’exemple des résultats scolaires d’un enfant qui sont en chute libre, d’un licenciement, d’une séparation, d’une crise économique… Les comportements sont alors inappropriés, on constate de l’irritabilité, une perte de sommeil, d’appétit… Tous ces signes peuvent alerter, même si pris isolément, ils ne sont pas forcément graves.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la ligne 3114 ?
Le 3114 est un numéro national de prévention du suicide mis en service il y a trois ans. Il existait déjà des numéros d’associations locales proposant un service d’écoute telle que SOS amitié, mais toutes n’avaient pas la même perception vis-à-vis du comportement suicidaire. Le 3114 met en relation avec des infirmiers et des psychologues formés à la gestion de crise en ligne. Le professionnel fait alors une évaluation, appréhende l’état émotionnel dans l’instant T et prend par la suite un rendez-vous aux urgences psychiatriques si nécessaire. Cette ligne est destinée aux personnes qui souffrent mais aussi aux proches ou professionnels confrontés à la question du suicide.
Peut-on se passer de certains traitements psychiatriques jugés comme lourds à supporter ?
Il y a deux temps. En phase aigüe d’un épisode psychotique lié à la bipolarité ou la schizophrénie par exemple, le patient doit urgemment retrouver ses capacités habituelles. Vient ensuite un traitement avec une posologique déterminée, une fois le trouble passé. On assiste au développement de la réhabilitation, de la dimension sociale aux travers de la participation du patient à la prise de décision par exemple. En complémentarité du traitement, il y a toute une hygiène de vie à favoriser pour améliorer la santé mentale : la pratique sportive, les temps sociaux, l’alimentation… Néanmoins, sans traitement, la rechute est importante. L’enjeu est de trouver celui qui soit toléré par le patient.
Comment se situe la Recherche française en matière de psychiatrie à l’échelle européenne et internationale ?
La recherche clinique en France fonctionne bien. Des chercheurs développent des modalités de soin et encouragent le dépistage précoce. Entre Nîmes et Montpellier, les centres développent de nombreux projets, on peut s’en féliciter. Le ‘PsyTruck‘, par exemple, est un dispositif de dépistage autour des lycées gardois avec une équipe d’infirmiers dont le rôle est d’identifier les jeunes à haut risque de transition. L’enjeu est d’identifier le plut tôt les pathologies.
Le 3114 est disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Quelle que soit la souffrance ressentie, Il n’y a pas de question idiote, la prévention du suicide est l’affaire de tous.