Au coeur de l’été, l’ambiance est grave et solennelle au cabinet de l’avocate Khadija Aoudia, à deux pas des arènes de Nîmes. « C’est tout frais, nous l’avons déposée ce matin », entame-t-elle avec détermination, au sujet de la plainte formulée contre le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Trois associations avaient à l’origine mandaté l’avocate, deux se sont désistées, une seule figure aujourd’hui dans la procédure.
Menaces de viol, un « refoulement pervers » ?
« L’avocate que je suis a été ciblée par des menaces et des insultes à la suite de cette annonce de plainte pour provocation à la haine et à la discrimination. Visiblement, mon prénom a posé difficulté ou ma couleur de peau…, estime-t-elle, avant de s’interroger : je me pose une question substantielle, pourquoi lorsqu’une femme s’exprime dans le cadre de ses fonctions, la première menace des hommes est de la violer ? Est-ce un refoulement pervers ? »
Une action symbolique ?
C’est donc jusqu’à la Cour de justice de la République que la plainte fait son cheminement, l’avocate ne fait pas mystère quant à son issue, au regard des statistiques : « depuis près de trente ans, 22 000 requêtes ont été formulées auprès de la Cour de justice de la République, dont seulement 56 ont fait l’objet d’une transmission entre les mains du procureur général de la Cour de Cassation. Parmi ces 56, seulement 6 ont fait l’objet d’un jugement ». Des taux d’instruction au ras des pâquerettes qui soulèvent la question de l’égalité de traitement devant la loi pour les justiciables, article premier de notre Constitution. « La loi doit nous protéger et nous sanctionner de manière égale, c’est le principe même de notre démocratie », contextualise l’avocate, avant d’affiner sa cible : « les ministres ont une responsabilité plus importante, de par le mandat reçu par le peuple, idem pour les députés ». A noter, la Cour de Justice de la République est la seule compétente pour statuer sur des délits et crimes commis par les membres du gouvernement. L’avocate rappelle la composition de cette juridiction : « sur les 15 juges de la CJR, 12 sont des parlementaires, seulement 3 sont des magistrats ». Une composition qui pourrait influencer, selon elle, l’orientation des décisions concernant les membres du gouvernement…
Des déclarations analysées, un travail de « fourmi »
Aidée par trois juristes de son cabinet, maître Khadija Aoudia a épluché les propos du ministre de l’Intérieur, ainsi que leur contexte. Le constat est sans appel : « Depuis son entrée au gouvernement en septembre 2024, monsieur Bruno Retailleau a multiplié les interventions publiques et médiatiques dans lesquelles il développe une rhétorique récurrente, tendant à désigner comme menaçantes ou incompatibles avec les valeurs de la République les personnes de confession musulmane et, plus largement encore, les ressortissants algériens ou les personnes perçues comme telles ».
Un « catholicisme conservateur », une « vision identitaire de la Nation », des propos « stigmatisants »
Elle poursuit à l’adresse des journalistes ce vendredi 8 août : « Ces propos ne peuvent être ni isolés ni réduits à une critique du fondamentalisme religieux. Ils participent d’un discours global, structuré autour de références martiales, de figures hostiles et de dichotomies civilisationnelles, nourri d’une vision identitaire de la République. L’ancrage personnel revendiqué du ministre dans un catholicisme conservateur contribue à encadrer idéologiquement ce positionnement ».
Quelles déclarations mises en cause ?
Pour étayer ses propos, les déclarations mises en cause du ministre de l’Intérieur ont été passées au peigne fin et mentionnées dans ladite plainte. Quelques exemples : le 29 septembre 2024 sur LCI, retranscrit sur Le Figaro, Bruno Retailleau déclare : « l’immigration n’est pas une chance pour la France » ; « une société multiculturelle comporte des risques de devenir aussi une société multiraciste » ; « Notre culture est judéo-chrétienne. Le creuset français se fait à Jérusalem, il se fait à Athènes, il se fait à Rome ». Le 27 novembre 2024, au Sénat, lors d’une audition en commission, le même déclare : « En ce moment, nous avons un problème avec la population d’Afghans présents en France, dont certains sont très islamisés » ; « Ces ressortissants disposent de conditions avantageuses et dérogatoires en matière d’immigration familiale et professionnelle […] ; ces avantages ont profondément structuré l’immigration algérienne en une immigration d’installation, au contraire des immigrations marocaine et tunisienne, aujourd’hui davantage économiques et estudiantines. ».
Le 6 février 2025 sur LCI, Bruno Retailleau déclare : « Parce que là vous avez un exemple incroyable d’une société … totalement déséquilibrée par les flux migratoires. Or, ce sont des musulmans, ils sont noirs, c’est simplement qu’aucune société, quelle que soit la culture, ne peut supporter une proportion … d’une submersion ». Le 6 février 2025 sur LCI, le ministre de l’Intérieur affirme : « Le voile est un signe d’apartheid ». Le 26 mars 2025, lors d’un discours au Dôme de Paris, il déclare : « À bas le voile ». Le 31 mars 2025 à Londres, lors de la conférence Policy Exchange, le même prétend ceci : « Aujourd’hui, un nouvel ennemi est en train de surgir, il s’attaque depuis l’intérieur à nos nations libres. Je veux parler de l’ennemi islamiste, qui agit comme un fauve des années sombres ». Le 20 mai 2025, sur Public Sénat, Bruno Retailleau affirme encore : « Cet entrisme islamiste est une menace désormais à la fois pour la République, mais aussi pour notre cohésion nationale ».
Des « périodes troubles de notre histoire »
Maître Khadija Aoudia invoque l’Histoire : « Monsieur Retailleau rêve idéologiquement de voir la Nation française limitée à une seule origine commune, ethniquement européenne, issue d’une seule civilisation judéo-chrétienne. Quand on arrive à ce constat, cela fait penser tout de même à des périodes troubles de notre histoire… ». La même d’affirmer : « la matérialité de l’infraction est caractérisée selon moi, tant au regard des dispositions nationales qu’internationales, dont l’Etat est signataire ».
« S’il n’y a pas d’islamophobie, il ne peut y avoir d’auteur, ni de victime… »
L’avocate nîmoise entend clarifier certains points : « dois-je rappeler que l’islam n’est juridiquement pas une opinion politique, et est protégé par les dispositions internationales et nationales afin que chacun puisse vivre sa foi librement ? ». Le terme islamophobie honni par le ministre ? « On veut le bannir du débat public en expliquant de façon perverse que son origine remonte aux Frères musulmans. Affirmer que l’islamophobie n’existe pas, c’est déculpabiliser ceux qui entretiennent la peur et invisibiliser les victimes qui, au quotidien, subissent l’islamophobie. S’il n’y a pas d’islamophobie, il ne peut y avoir d’auteur, ni de victime… » Et de démontrer aussitôt : « on assimile les terroristes à des islamistes, et les islamistes à des musulmans. La peur se cristallise, au bout, vous n’avez qu’une seule chose, la haine ».
La plainte mentionne également des mesures administratives, telle que la fermeture d’écoles coraniques « sous des prétextes d’hygiène ou de sécurité, sans mise en demeure préalable », ou la réduction des subventions dédiées aux associations d’aide aux migrants, alors que dans le même temps, la Cour des comptes a augmenté le budget global dédié aux associations.
Quelle est cette association ?
Le nom de l’association n’a pas été divulgué à la presse. « Je suis obligée de cacher leur identité, pour protéger ceux qui, courageux, se lèvent pour dire stop à des propos en violation à certains textes », s’insurge maitre Khadija Aoudia. L’association qui mandate l’avocate est une association loi de 1901, œuvrant pour la représentation, la valorisation et la défense des intérêts des populations issues des quartiers populaires en France. Elle lutte activement contre toutes les formes de discrimination, qu’elles soient sociales, raciales, ou territoriales. Maître Khadija Aoudia dit intervenir à titre gracieux dans ce dossier, un « digne combat nécessaire face à l’obscurantisme ». En cas d’irrecevabilité, l’avocate entend aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et invoquera le respect du « procès équitable », article 6 de la CEDH.
« Je reçois des menaces de mort, des tranches de jambon chez moi »
Abdallah Zekri, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM) et recteur de la mosquée de la paix, à Nîmes Pissevin, partage quelques chiffres : « sur les cinq premiers mois de 2025, les actes anti-musulmans ont augmenté de 75% par rapport à l’année dernière ». Le même dit avoir reçu des « menaces de mort mainte fois, ainsi que des tranches de jambon à son domicile », tout en soulignant que la « culture de la plainte n’est pas ancrée chez les victimes de ces actes, qui ne se dirigent pas souvent dans les commissariats ».